Depuis bientôt trente années, l’œuvre de restauration exemplaire, entreprise par les propriétaires du Manoir d’Argouges, et la dynamique d’ouverture aux publics les plus variés, ainsi insufflée, méritaient quelques explications directes des intéressés.

Laure & Bertrand LEVASSEUR ont répondu de façon très spontanée aux nombreuses questions posées…

 

Est-il indiscret de vous demander ce qui a pu vous pousser à vous lancer dans la folle aventure du sauvetage et de la restauration d’un monument abandonné depuis bientôt cinq siècles ?

Je crois que le goût certain pour l’Art et de l’Histoire ne saurait suffire… Cela relève sans doute plus de la vocation : certains « entrent en Monument Historique », comme d’autres entrent dans les Ordres – le vœu de chasteté en moins, il est vrai ! Les nombreux obstacles qu’il convient d’emblée de franchir s’apparentent plus à la passion qu’au simple courage… Il faut « un supplément d’âme » qui répond à une authentique démarche humaniste : l’idée que tout a un sens et que le hasard, malgré les apparences, n’a que peu de place… Ce qui doit avoir un sens avant tout, ce sont nos propres existences !

Vous avez commencé très jeunes et avez maintenant tous deux dépassé la cinquantaine… L’âge des premiers vrais bilans ! Quel serait le vôtre, en observant votre chemin parcouru au Manoir d’Argouges ?

Beaucoup de visiteurs soutiennent qu’il faut être un peu fou pour se lancer dans pareille entreprise… Il est vrai que la jeunesse se sent éternelle et invincible : rien ne saurait lui résister – du moins le croit-elle ! La pratique se charge bien vite de remettre les pendules à l’heure, mais la trame profonde du projet demeure intacte : tout ce qui y est initié et réalisé dépend d’une volonté farouche et les moments de découragements ne sont jamais que les avatars d’une extraordinaire dynamique qui  pousse à se dépasser constamment.

Il paraît invraisemblable que ce Manoir ait pu demeurer abandonné durant plusieurs centaines d’années… L’état général que vous avez trouvé ne vous a donc pas effrayé ?

Oui, depuis 1524, pour être précis ! Puis, imaginez un dernier propriétaire « jetant l’éponge » sous Louis XIII, car l’édifice est alors jugé « impropre à l’habitation » ! Et puis, le temps a fait son œuvre : les lézardes se sont creusées plus encore, et ce n’était plus que le bal des corneilles et rongeurs qui animait l’endroit. Il a fallu attendre le XIXème Siècle et l’émergence du romantisme pour voir de grands noms s’intéresser au Manoir d’Argouges : Arcisse de Caumont ; Prosper Mérimée ; Gustave Flaubert ; Guy de Maupassant ; Abel Hugo… Jusqu’à Jean de La Varende, plus récemment, sont parmi ceux qui ont su souffler sur les dernières braises qui rougeoyaient imperceptiblement dans les cheminées monumentales du lieu.

Plus encore que l’admiration portée à ces belles ruines que vous veniez de trouver, n’avez-vous jamais été effrayé par la fameuse légende de la Fée d’Argouges qui voudrait que les lieux soient toujours hanté ?

Effrayé, non ! Ce n’était guère dans ma nature, car ma curiosité portée aux dimensions inconnues a toujours été la plus forte. Je suis pourtant cartésien et même juriste de formation, mais j’ai toujours eu l’intuition que des forces supérieures nous animaient… Que les êtres humains pouvaient être émetteurs et récepteurs d’ondes ; et que les murs anciens, chargés d’histoire, pouvaient à leur tour s’imprégner et restituer ces ondes émises ! Nous ne sommes qu’à l’aube de grandes découvertes scientifiques. Nos cerveaux ont des capacités encore ignorées de nous, n’en doutez pas !

Soit, et la Fée d’Argouges alors ? Est-il vrai qu’on peut parfois l’apercevoir sur les douves, certains soirs de pleine lune ?

Cela ne peut que faire sourire aujourd’hui, alors que le rationalisme triomphe… On croit tout savoir et avoir tout vu. Nos ancêtres étaient plus humbles à cet égard et le doute gardait une place…On demeurait ouvert à l’inconnu, plus attentifs et réceptifs à certains indices auxquels nous sommes devenus aveugles.

La légende est attachée à notre Manoir depuis presque mille ans ! A tous ceux des visiteurs qui me demandent si je l’ai vue, cette Fée, je précise qu’elle ne saurait apparaître qu’aux seules âmes pures – ce qui limite considérablement les chances de certains ! Mais au-delà de la simple boutade, je crois qu’il suffit de se plonger dans les livres que j’ai pu écrire pour savoir qu’en ces espaces rares constitués par le Manoir d’Argouges, il est des forces bien réelles et parfaitement perceptibles, pour les êtres sensibles : combien de touristes - au terme des visites que nous menons toujours personnellement - me disent avoir ressenti des choses très particulières. On peut se moquer, bien sûr… Je préfère, quant à moi, me montrer prudent et attentif : force est de constater qu’une magie bien réelle opère ici. Certes, les lueurs tamisées par les vitraux de nos fenêtres à meneaux, les feux dans l’âtre des nombreuses cheminées, les bruits insolites dans les murs de pierre et le bois des huisseries suffisent à restituer une ambiance particulière. Mais je sais, quant à moi, que cela va bien au-delà… Je me sens souvent animé d’une singulière énergie que je puise ici-même ou aux abords immédiats de ce remarquable ensemble architectural, médiéval et Renaissance, que constitue le Manoir d’Argouges… Mon épouse et nos enfants vous le confirmeront, qui considèrent leur époux et père un peu comme un medium !

Pensez donc ! Les romains honoraient déjà des divinités non loin de là ; les celtes avaient déjà investi l’endroit où fut bâtie notre église, irriguée d’une source souterraine qui alimente nos douves profondes. Les vikings surent apprécier la richesse des terres environnantes. Ce sont finalement 1250 ans d’Histoire que nous foulons sous nos pieds – ce qui fait de notre propriété – soit dit en passant – l’un des sites les plus antiques de Normandie : nous n’en sommes pas peu fiers ! Bref, une Fée a toute sa légitimité mentale dans un tel contexte : elle cristallise angoisses et aspirations ; elle favorise et interdit tout autant. Seule s’impose notre humilité !

Vous semblez très attachés aux traces et symboles… Sans parler de « chasse au trésor », est-ce qu’une visite au Manoir d’Argouges ne s’apparente pas un peu à un véritable jeu de piste, que certains esprits parmi les plus éveillés peuvent au moins partiellement découvrir ?

Vous ne croyez pas si bien dire ! Le nombre de symboles avérés est si important au Manoir d’Argouges que nous avons même conçu une visite spécifique pour les groupes qui en font la demande… C’est un fascinant moment que de parvenir à se transformer en « passeur de relais », dans un monde contemporain, bien souvent trop pétri de matérialisme… Nous exhumons et restituons des connaissances oubliées de beaucoup, alors que de nombreux textes très anciens nous donnent les clés dans les bibliothèques supplantées par les frénésies du « fast-food » de la Connaissance Internet ! Les commentaires que nous sommes alors amenés à faire ouvrent des horizons infinis, aux confins de l’Art, de l’Histoire  - notamment de celle des Civilisations et des Religions , mais aussi de la Sociologie, de la Psychologie et de la Psychanalyse… Arriver à réellement captiver ses publics est extraordinairement gratifiant, je dois vous l’avouer. Ne voyez dans le propos aucune prétention, mais véritablement l’expression enthousiaste d’un explorateur de dimensions universelles, auxquelles chacun de nous peut rapidement devenir sensible. Il faut simplement parvenir à rendre simple et compréhensible, ce qui relève souvent de considérations complexes. Le challenge est là. Et lorsque vous voyez les visiteurs subjugués par ce que vous leur montrez et commentez, c’est que la partie est déjà gagnée ! Chacun subitement se sent concerné et plus aucune autre visite de monuments ne sera jamais pareille : nous leur donnons les clés de portes qu’un savoir - somme toute rendu accessible -  permettront d’ouvrir pour faire d’autres découvertes encore : en cela, nous disons souvent que le Manoir d’Argouges est un authentique lieu d’initiation. N’est-ce pas déjà prodige de Fée que d’y parvenir ?

Vous caractérisiez souvent votre magnifique Manoir d’Argouges comme étant un lieu « hors norme, hors de l’espace et hors du temps »… Doit-on comprendre que vous vous considérez comme des marginaux ?

Nullement ! Mon épouse Laure, et nos trois enfants, Corentin, Clarisse et Florian - sans oublier notre chien Schnapp - constituons ce que l’on conviendra d’appeler une famille française parfaitement normale, en dépit de certains tempéraments bien trempés… Si nous devions nous considérer « hors des sentiers battus », c’est peut-être dans notre constante volonté de concilier modernité et traditions. Ce n’est pas tous les jours faciles, car bien des contingences sont là pour rappeler à l’ordre,  mais le cap à tenir ne saurait s’en trouver modifié… Nous ne pouvons savoir si l’un ou l’autre reprendra le flambeau, mais nous pouvons être sûrs que notre engagement et nos convictions les auront profondément marqués : il est aisé de voir combien de simples considérations d’ordre esthétique sont spontanément restituées par eux. Cela ne veut pas forcément dire qu’ils y adhèrent, cela signifie au moins qu’ils y sont perméables et que leur propre jugement, leur propre échelle de valeurs seront «plus éclairés»… N’est-ce pas déjà un peu de Sagesse qui se profile pour mieux appréhender l’avenir ?

Justement, à propos de futur… Quel avenir voyez-vous pour tous ces Monuments Historiques privés, souvent maintenus en survie, au prix de sacrifices que les plus jeunes générations ne pourront et ne voudront parfois plus consentir ?

Vous touchez du doigt un point crucial ! Une conjoncture économique et financière défavorable n’est guère propice à une amélioration de la situation : outre le désengagement croissant de l’Etat et des Collectivités Territoriales ou Locales - faute de budgets disponibles -, nous devons aussi relever que la Culture et tous les concepts humanistes qu’elle sous-tend sont maintenant bien malmenés : on consomme de l’Information, mais on néglige la Connaissance ; on se vautre et se dilue dans les réseaux sociaux – véritable trompe-l’œil pour solitudes extrêmes et pitoyables – et l’on oublie les indispensables échanges profonds ; on taille et rogne dans nos budgets de conservation et restauration de notre Patrimoine, oubliant que ce sont notre identité nationale et la diversité de nos racines que l’on ampute, parfois irrémédiablement ; ne rémunérant plus suffisamment certains apprentissages et tâches - intellectuelles ou artisanales notamment - on hypothèque gravement la transmission du Savoir et l’on dilapide des biens si précieux qu’ils ont fait ce que nous sommes … Bref, nous pourrions nous montrer pessimistes, face aux indigences croissantes ! Et pourtant, nous nous voulons résolument militants, pour sensibiliser et tenter d’inverser ce qui peut l’être encore. Les individualismes forcenés ne sont pas antinomiques de certaines aspirations plus spirituelles : gageons que l’Avenir nous réservera un mouvement de balancier salvateur, avant qu’il ne soit trop tard ! Nos politiques ne sont jamais autres que ceux que nous choisissons : à nous d’être matures et directifs dans les choix que nous opérons ! Les équilibres élémentaires ne peuvent être atteints autrement !

La Famille d’Argouges n’avait-elle pas une devise aristocratique que vous pourriez partager aujourd’hui encore ?

« A la foi jurée ! »… C’était là serment de fidélité et de croyance en un meilleur possible finalement. Quant à moi, j’y substituerais plus volontiers cette sentence de Sénèque que j’affectionne particulièrement, tant je m’y retrouve :  
« Hâte-toi de bien vivre et songe que chaque jour est à lui seul une vie ! » Tout s’y trouve exprimé : la nécessité de donner chaque jour le meilleur de soi-même et de le transmettre sans stérile égocentrisme ; la quiétude du devoir accompli chaque jour, aussi humble soit-il ;  la certitude que la mort ne saurait triompher de la vie - quelque en soit la forme possible ! En fait, si je peux vous faire une ultime confidence : je crois que je suis un pessimiste qui sublime constamment… C’est pour cela que l’énormité de la tâche qui est nôtre au manoir d’Argouges ne me convient pas si mal : tout y est trop, mais tout n’est rien ! Ce sont ces convictions intimes que je me sens apte à partager avec chacun de nos visiteurs. Bientôt trente années de pratique : je les sais au moins réceptifs à notre posture et à notre démarche « d’humaniste militant »…