Château de Bellefonte,
ce 14ème jour d’avril de l’an 1774

Ma bien chère Adélaïde,

Il me plaît de vous narrer une récente découverte … C’est à Versailles, auprès de Sa Majesté, que j’entendis évoquer, une première fois,  le doux nom du Manoir d’Argouges… Ce qui m’en fut alors conté ne manqua pas de me distraire, au point de vouloir, tôt ou tard, entreprendre le voyage…

Ainsi, loin des royales coteries, il existait encore des lieux forts, préservés, où les beautés d’une nature sans fards, entre les tons opalins des flots tumultueux et les paisibles pâtures, faisaient écho à mes aspirations profondes, depuis que j’avais lu les livres de ce Monsieur Rousseau.

 

Quelques mois plus tard, je saisis l’opportunité d’une invite de parents normands pour me rendre en leur plaisante villégiature. A peine arrivé, je ne manquai pas de les questionner sur ce mystérieux manoir abandonné, sur lequel veillait une Fée millénaire, disait-on…

De fait, Monsieur le Marquis, mon hôte, avait ouïe dire et s’en amusait même parfois. Quelques lieues seulement nous en séparaient et l’on pouvait aisément concevoir le périple… Cette place était tenue pour enchantée – terme si peu convenable en ce temps des Lumières, où la raison se devrait de triompher de tous les obscurantismes…

Il fut ainsi décidé de m’y mener, par un beau matin de printemps où la fraîche rosée scintille encore de mille feux. A peine avais-je embarqué, ma curiosité était à son comble. J’allais enfin découvrir ce singulier manoir, qui avait voulu pactiser avec une forme d’éternité.

Ayant quitté Bayeux et ses jolies maisons, notre carrosse brinquebalait de toutes parts sur un étroit chemin, improprement empierré, cerné de hautes futaies et de haies foisonnantes. Il me souvient encore ces effluves des pommiers en fleurs, mêlées aux plus subtils souffles de la brise marine. Mes sens étaient en extase. Je savais la Normandie féconde, je l’ignorais à ce point provocatrice. Ne disait-on pas qu’elle était une perpétuelle invite aux ivresses de l’Amour, telles ces accortes servantes, aux plus généreux bustiers, qui vous font regretter de quitter les roboratives auberges ? Egaré dans mes intimes rêveries de libertin, je souriais à ma gentille cousine qui, par dessus la vitre baissée, pointa du doigt un vol de mouettes bien blanches sur l’azur du ciel…

Le Manoir d’Argouges était maintenant à notre portée. Le cocher freina nos quatre fougueux chevaux, écumant de puissance et de fatigue.

Je crois que jamais je n’oublierai l’impression qui m’étreignit à notre descente… Des arbres altiers, tels des gardes aux hallebardes tendues, semblaient observer les intrus que nous étions… Si peu de gens passaient en cette parcelle oubliée du temps. On disait l’endroit abandonné depuis si longtemps. Quelques corneilles éparses rappelaient pourtant que la vie n’avait pas abandonné tout droit. Il suffisait d’écouter et observer...

Tout au sol semblait pourtant figé. Mes impressions devenaient confuses, tant l’émerveillement disputait à la crainte. Mais que pouvait-on bien redouter en ce lieu d’apparence si paisible ? Les sommeils trop longs de créatures sur le point de s’éveiller ? Les fragrances trop capiteuses d’un passé que l’ambiguë joliesse des vénérables bâtiments diffusait à l’entour ? Les murmures des âmes que l’on prétend muettes ? Tout me paraissait si soudainement déraisonnable.

Franchissant le pont à double arche, par dessus les vastes douves, nous parvenions enfin devant la somptueuse façade du logis seigneurial. On y relevait les évidents stigmates d’un Moyen-Age alangui que côtoyaient, sans vergogne, les exubérantes ornementations d’une Renaissance, décidément toute proche encore.

C’est là soudain que je crus entrevoir une frêle silhouette derrière l’un des vitraux des splendides fenêtres à meneaux… Ce pouvait être la Fée ou quelque autre fantôme !

Certes, on ne pénètre guère par hasard au Manoir d’Argouges… On dit les lieux hantés, mais je les crois plutôt habités de forces multiples et d’esprits espiègles qui s’animent pour mieux défier. Les symboles y foisonnent. Nos savants alchimistes y trouveraient plus que matière, sans nul doute. Ce sont ici les ors frelatés qui se transmutent en humaines quintessences…

Il faut me croire, bien chère Adélaïde, il est bien finalement plus difficile de quitter de tels lieux que d’y parvenir. L’antre monumentale est si profonde que l’on s’y perd avec délectation. Gageons que dans les siècles futurs, il se trouvera maints promeneurs pour saisir cette chance de découvrir toutes les dimensions d’une vie qui bannit l'idée même de la mort… La légende d’Argouges ne saurait être fortuite.

Ah, bonne Fée, montre-nous ton domaine et ses caches ! Je veux en rapporter les plus remarquables pépites à Sa Majesté. Notre roi est sensible à ces choses entrevues, car Il sait aussi que tout ce qui est d’or ne brille pas… L’humilité devient ici notre grandeur.

Prendrez-vous votre fidèle ami pour un pauvre fou, après avoir lu cette lettre ? Si je le suis un peu, c’est seulement de vos charmes et de l’affection en laquelle je vous tiens, ma mie – je le confesse.

A Bellefonte, ce 14ème Jour d’Avril 1774
Gonzague, Comte de La Palme